Dossiers
Autour de Roux le bandit
Au cours de l’été 1923, lors d’un séjour en Cévennes, la nourrice de Lucie Mazauric invite le jeune couple à assister au mariage de son fils, près de Mialet. Pendant la veillée du lendemain, son mari fait un récit qui servira de trame générale au roman, Roux le bandit. Voici comment Lucie Mazauric relate la scène : « Il nous raconta l’histoire d’un réfractaire de la guerre de 1914, déserteur pour cause de religion, pour respecter le “Tu ne tueras point” des commandements. Il en parla avec chaleur et affection. Son récit débutait ainsi : Roux, c’est un homme qui a fait de la prison… Mais pourtant s’il était là, je lui serrerais quand même la main avec plaisir et honneur”. André a reproduit textuellement cette phrase au début de son livre Roux le bandit. La grandeur du thème du déserteur par conviction religieuse l’avait frappé comme la foudre. Sur le champ, il décida d’écrire cette histoire en la romançant et d’en faire une grande nouvelle ». [1]
De la personne réelle au personnage du récit
De fait, le déserteur Alfred Roux (1894-1985) a vraiment existé. Né à Moissac, dans la partie lozérienne des Cévennes, il ne rejoint pas son affectation le 5 septembre 1914 et s’enfuit dans la montagne du côté de Ste Croix Vallée française. Il est arrêté trois fois en 1915 mais s’évade. À partir de juillet, commence une grande cavale. En octobre, il aménage un abri en pierres sèches dans un endroit peu accessible. Il multiplie les vols et tire sur des voisins qui l’ont dénoncé, ce qui lui vaudra une accusation de tentative d’assassinat. Pour ce motif et pour les vols – et pas du tout pour la désertion – il est arrêté et condamné à dix ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour en Lozère. Dans sa défense, il n’utilise jamais d’arguments d’ordre religieux, contrairement au récit entendu lors de la veillée et au personnage de Chamson. Après avoir bénéficié d’une remise de peine, Alfred Roux reviendra s’installer dans son pays et exercera le métier de maçon.
Le récit que Chamson a entendu lors de la veillée en 1923 s’était donc déjà éloigné de la réalité et avait été déformé par la tradition orale. L’écrivain amplifie encore le processus d’héroïsation. En déplaçant l’action dans le pays viganais et en donnant à Roux l’Aigoual pour territoire, il confère à l’action un arrière-plan historique lié au Désert et au prophétisme. Le personnage, exclusivement régi par les principes religieux, est perçu peu à peu par les villageois comme un guide et un juste : « C’est un homme de Dieu qui n’a pas pu marcher comme nous autres, parce qu’il comprenait des choses que nous ne comprenons pas. » [2] Le déserteur est devenu un objecteur de conscience et « le bandit » un prophète.
© Collection Ville de Nîmes – Bibliothèque Carré d’Art
Sur l’œuvre et sur le décalage entre Alfred Roux et le personnage de Chamson :
-Article de Pierre Laurence « Alfred Roux : un déserteur de la première guerre mondiale, entre histoire, légende et littérature. », Provence historique, fascicule 198, 1999 :
http://provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1999-49-198_05.pdf
Sur l’évolution d’André Chamson du pacifisme à l’engagement dans la guerre :
–Conférence de Patrick Cabanel, 5 septembre 2014, donnée à la Librairie Jean Calvin, Alès : « André Chamson : guerre et paix », téléchargeable
http://www.librairiejeancalvin.fr/index.php/ljc/Multimedia/Conferences/Andre-Chamson-guerre-et-paix
Le thème de l’insoumission
Roux le bandit a été très remarqué et apprécié par la critique : on compte plus de 90 articles qui vont du petit entrefilet au gros article de fond, généralement très élogieux au plan littéraire mais parfois réticents sur les principes : l’objection de conscience et l’insoumission sont des sujets polémiques qui divisent l’opinion. Petite revue de presse contrastée ci-dessous. (Pour voir la totalité du dossier de presse, aller dans Du côté des chercheurs.)
Traiter le sujet de l’insoumission au sortir de la guerre était audacieux mais le reste encore, comme en témoigne cette analyse de Pierre Schoentjes [3] : « Beaucoup d’ouvrages évoquent les mutineries mais aucun romancier ne fait d’un mutin la figure centrale du héros ; idem pour la désertion, sauf pour André Chamson. Si le mutin n’est pas une figure centrale des fictions de la Grande Guerre, c’est donc aussi parce que son attitude pose une question éthique à laquelle la fiction préfère ne pas s’arrêter : celle de la responsabilité individuelle. La littérature de guerre, certainement celle que nous lisons toujours aujourd’hui et qui souligne l’horreur dans l’intention de préserver l’humanité de guerres futures, montre la guerre de près, mais y réfléchit de loin […] Alors que les fictions qui s’inspirent du Vietnam interrogeront à chaque page la légitimité de la guerre et le poids de la responsabilité individuelle, les romans de la Grande Guerre évitent, hier comme aujourd’hui, d’aborder directement le sujet. »
[1] Lucie Mazauric, Ah Dieu que la paix est jolie !, Plon, 1972, p. 56-57.
[2] Roux le bandit, Edition Alcide, 2014, p. 61.
[3] Voir l’article de Pierre Schoentjes, « Être “héros si on compte six au lieu de dix”. Images de mutins dans la littérature de fiction », in André Loez et al., Obéir, désobéir, La Découverte, 2008, p. 399-4